Expression libre

Politique

Réflexions de rentrée

17 octobre 2024

L’humain d’abord

 

« A qui tu t’adresses ? » Question posée alors qu’on me voit passer quelques heures sur un texte qui prend forme.

 

Les « politiques », cette classe à part d’élus que je côtoie depuis dix ans à présent, connaissent très certainement ce que je décris, ce que je raconte. Peut-être ne leur est-il pas inutile, pour autant, d’écouter une voix, une singularité, cette eau de plus apportée au moulin de la démocratie.

 

Les « citoyens », ceux à qui on doit d’être élu, d’exercer un mandat, moins au fait de la « popol », peuvent, quant à eux, sans doute y glaner des éclairages intéressants.

 

On a en tout cas, côté scène, rudement envie de lever le voile sur ce qui est passé sous silence, méconnu, déformé, volontairement laissé en coulisses, alors que jamais le désamour entre citoyens et politiques n’a paru plus fort. Pourtant, tous autant que nous sommes, politiques aussi, nous sommes d’abord des citoyens. Appelés au vote, susceptibles de ne plus être élus du jour au lendemain, comme chacun est à priori en position d’occuper un jour un mandat. Quelles sont les causes du divorce ? C’est peut-être cette question essentielle qui a fait naître ces lignes, qui, je l’espère, pourront quelque peu restaurer quelque chose de la concorde nécessaire à notre pays, d’une compréhension mutuelle nécessaire.

 

« Tu peux dire ce que tu penses ? D’untel ou d’untel ? Tu risques quoi ? » Question toute aussi pertinente que pose mon premier lecteur. La réponse est simple. Je respecte les personnes. Dans tous les cas. Notre pays en a impérativement besoin. Les désaccords portent sur les idées, les méthodes aussi. Bien sûr que j’écrirai ce que je veux. Je n’ai rien à perdre. Ah si un mandat ? Des inimitiés que cet univers ne connaît et ne développe que trop ? Peu importe.

 

Le plus beau conseil qu’on m’ait donné un jour, c’est de toujours rester authentique. Ça tombe bien. On m’a éduquée comme ça. Alors on sera authentique. Et tant pis, si « ça fait des vagues » comme on dit…

 

Juillet 2024. Dans quelques jours la cérémonie d’ouverture des Jeux. Évènement planétaire. La France sous les projecteurs… La lumière et puis l’ombre… En sourdine, loin des images enivrantes, joyeuses, une situation politique inextricable.

Trois blocs, tous loin de la majorité absolue qui seule permet de gouverner sereinement. Une fracturation à l’image de l’archipellisation de la société française, telle que décrite par Jérôme Fourquet.

 

Des tentatives de rapprochement de l’ex-majorité présidentielle vers la droite lors des chaudes séances de juillet dans l’hémicycle. Une droite incarnée par Laurent Wauquiez. Pouvait-on imaginer plus épouvantail repoussoir pour le bloc de gauche que cette figure du sud-est, perçu même parmi les siens comme trop radical ?

 

Une gauche qui s’arc-boute sur l’illusion de pouvoir gouverner seule et ne veut absolument pas traduire l’arc républicain du deuxième tour dans un fonctionnement d’une sorte de gouvernement d’unité nationale, qui regrouperait des « de gauche », « de droite » et du « centre », avec – il est vrai – des désaccords profonds sur les programmes qu’il faudrait quelque peu oublier, surplomber.

 

La recherche d’un Premier ministre vire au casse-tête, raillée dans nos campagnes comme la mauvaise série d’été qui doit rapidement trouver une fin, l’énième soubresaut d’un mandat présidentiel qui n’en finit plus d’affronter les crises.

 

Je suis, comme mes collègues réchappés de la dissolution, ballotée entre l’enthousiasme du repos chèrement acquis – une campagne c’est éprouvant, physique, surtout dans ces conditions-là – le plaisir d’assister comme tout le monde à des « Jeux qui font du bien », et l’inquiétude qui tenaille alors que l’extrême-droite a franchi un nouveau palier, inouï. Dans mon département, ça s’est traduit par leur présence partout au deuxième tour. Impensable jusque-là.

 

Une journaliste belge, du Soir, est venue, pendant la campagne, faire un reportage en Mayenne pour essayer de comprendre ce qui nous faisait résister si bien – et oui, aucun élu RN au final et c’est une heureuse issue qu’elle avait anticipée en regard des scrutins précédents ! Mais malgré tout, la progression, scrutin après scrutin, semble inexorable.

 

Elle me déchire. Mes arrière-grands-parents maternels sont des réfugiés de la première guerre. On a beau me dire ici où là : « 1914 ? C’est loin. » ; « Ah oui la Belgique, c’est nos voisins, et puis ils parlent français, hein ! ». Eh bien non. Ils parlaient flamand. C’étaient des étrangers. Ils ont fui la guerre. Ils ont été accueillis. Ils ont indiqué par écrit, en vue d’une naturalisation, dans le dossier qu’on a retrouvé aux Archives, ne pas vouloir retourner dans leur pays. Injonction sommative de l’époque. Le maire a attesté de leurs bonnes mœurs. Ils ont vécu leur vie en France, modestement et sagement, dans un village mayennais qui, de leur Belgique natale, a dû leur paraître presque montagneux.

 

Je n’accepterai jamais le soupçon du Français « de souche » – mythe qui n’existe pas – vis-à-vis de l’étranger. L’amalgame trop facile de l’insécurité et de l’immigration. Tout est question d’intégration. Le sujet est celui de l’attachement au pays d’accueil et la façon dont on le suscite. L’inscription progressive dans une communauté de valeurs, un destin commun. La France va décidément mal. Pour qu’on en ait oublié ça.

 

Pour une bonne partie de nos concitoyens, le seul responsable, c’est Macron. Ou « les politiques ». Si simple ! Un divorce qui ne date pas pourtant pas d’hier mais semble, il est vrai, s’être aggravé encore.

 

Après les législatives de 2022, c’était déjà un fossé extrême et infranchissable qu’on pouvait ressentir. Les Français, de ceux qu’on croise sur les marchés, dans les bourgs, nous adressaient ce message, avec espoir : « Tous autant que vous êtes, vous allez devoir travailler ensemble maintenant » ; « Avec une majorité amoindrie, ça permettra au président d’écouter davantage, de prendre les bonnes idées, d’où qu’elles viennent ».

 

L’univers politique ne fonctionne hélas pas comme ça. La perspective de la prochaine présidentielle emporte tout.  La seule logique qui prime sur le théâtre médiatique et parisien. L’importance des postes, des carrières. Le fait de ne pas franchir le Rubicon de la ligne du parti. Voilà le système à bout de souffle, usé, qui nous mène à la situation que nous traversons. Les prémices de cette crise institutionnelle étaient déjà là, bien visibles, en 2017.

 

Je débarquais alors à l’Assemblée, au beau milieu d’une horde de nouveaux spécimens, étiquetés bien vite « société civile ». Un peu regardés de travers. Des personnes en réalité toutes aussi préoccupées que d’autres de la politique de leur pays, c’est-à-dire intéressées par l’idée de faire progresser la France, améliorer la vie des gens, travaillées par l’« intérêt général ». Moins politiques certes car nous n’étions pas uniformément issus du sacro-saint « cursus honorum » habituel : collaborateur, membre de cabinet, profil Sciences Po, ou Droit, adoubés de préférence par le milieu politique local, voire le « seigneur » sur la place. Des personnes qui avaient parfois exercé un métier bien éloigné de l’univers politique, et ne s’étaient pas forcément imaginé une « carrière ».

 

J’ai vu par la suite que ces « nouveaux » dont je faisais partie pouvaient représenter le meilleur… comme le pire : parfois des « geeks » un peu trop sûrs d’eux-mêmes, qui ne juraient que par « le progrès » et le numérique, avec une connaissance et une conscience limitées de notre héritage historique, littéraire… Malgré tout, je retenais le positif dans cette ouverture au monde non « purement » politique.

 

A l’Assemblée nationale, on a vu cette différence arriver : « Vous n’êtes pas comme les autres » ; « Ça change ! », nous glissaient les huissiers, les administrateurs. Plus de femmes aussi. On commençait de fait à s’apercevoir, de législative en législative, que les circonscriptions les plus ardues étaient en priorité attribuées à des « nanas » ; intenable bien longtemps. Les mœurs évoluent quand même et la conscience des femmes s’aiguise sur le sujet.

 

J’ai eu, pour ma part, la chance, première génération dans mon milieu, d’être élevée pas vraiment comme une femme à venir. Comme une personne. Quelle nouveauté ! Un métier ensuite, professeure, où il n’y avait pas franchement de différence. Même pas du tout. En politique, c’est simple. On prend tout de suite conscience à nouveau d’être une femme et ce n’est pas franchement une bonne nouvelle.

 

Cette évolution marquée du « recrutement », en 2017, a nourri l’espoir d’un profond changement de la manière de faire de la politique, surtout que le mouvement était porté par un président jeune, dynamique, arrivé comme par effraction dans un univers politique dominé par des figures intangibles, un peu « vieille école » et qui avaient tous déjà largement usé leurs culottes sur les bancs des cénacles de la vie politique. Un quasi-inconnu au bataillon, en comparaison, ce Macron…

 

En outre, on allait peut-être sortir d’un mal devenu bien trop visible aux yeux de nombre de Français : la bascule automatique de droite à gauche puis de gauche à droite, drôle d’instrument bien huilé qui permettait aux uns de défaire ce qui venait d’être fait par les autres, et ainsi de suite. Excellente machine à creuser les déficits, de promesses électorales intenables en promesses électorales tout aussi intenables.

 

Mécanisme qui oppose aussi redoutablement les ouvriers aux patrons, les fonctionnaires aux chefs d’entreprises, les écolos aux chasseurs, les familles monoparentales aux familles « traditionnelles », les urbains aux ruraux, les bénéficiaires de prestations sociales à « ceux qui se lèvent tôt »,  les pro-Palestine aux pro-Israël… et toutes ces clientèles lentement acquises, parfois territorialisées, et fermement classées « à droite » ou « à gauche », sans que l’on s’interroge jamais sur les fractures bientôt impossibles à refermer qu’on ouvrait ainsi.

 

Hélas, il était difficile de bouleverser des logiques d’appareil, des pratiques, en cours depuis des décennies. Le président s’y est-il vraiment attelé ? En a-t-il eu la possibilité, pris par des responsabilités que tout Français, de quel bord il se trouve, voit bien immensément chronophages et éreintantes ?

 

C’est pourtant certainement un changement de fond dont notre pays a besoin. Notamment autour du fonctionnement des partis, qui suscitent une adhésion au final bien faible aujourd’hui. Et on peut le comprendre…

 

Le parti, c’est un drôle de truc quand on y pense…  On arrive là avec l’idée qu’on est dans un collectif qui globalement est à peu près représentatif de nos idées et dans lequel chaque contribution pourra nourrir la « ligne ».  Pas bête.  Il faut bien faire rentrer les gens dans des boîtes à « courant de pensée ». Sauf que le fonctionnement en interne y est trop souvent anti-démocratique au possible, et quelle que soit la couleur concernée.

 

On nous fait comprendre, par exemple, à l’Assemblée, que sur le PLF, il y a le poids des pratiques : tu es de la majorité, tu votes le budget. Tu es de l’opposition, tu votes contre. Sinon, c’est dehors. Pas plus compliqué que ça.

 

Cette règle, qui devrait être connue des Français, expliquée comme telle par les journalistes qui le savent très bien, aboutit à un principe simple : si une majorité est relative, elle utilise forcément, impérativement, l’article 49-3 pour que notre pays ait un budget.

 

Ou alors on change la pratique des partis… On autorise les députés à voter librement un budget, quand bien même il ne leur convient pas parfaitement… On propose des amendements qui vont permettre une adoption d’un « budget de compromis » au final.

Et en cas d’échec du compromis : 49-3… car il faut bien un budget.

 

La réalité c’est que les députés sont otages de leurs partis sur le budget… Il vaut mieux le savoir et le faire savoir. Travail de journalistes qui ont l’envie de faire connaître les choses, faire œuvre de pédagogie… Plutôt que de ressasser en boucle et en bandes défilantes sur les chaînes à faire peur l’ « aberration », l’« outrance » d’un 49-3, pourtant conçu parce qu’utile ?

 

Et si les députés n’étaient les otages de leur parti que sur le budget ! Mis à part les textes qui créent de fortes divisions internes, en lien direct avec les expériences vécues, les convictions philosophiques ou religieuses de chacun, où heureusement le député est libre de voter « en son âme et conscience » – c’est la caractéristique précise des textes de bioéthique – pour le reste, la discipline est de rigueur.

 

Quand un député fait le choix du « pas de côté », c’est la sanction directe : la commission promise, le rapport qui pourrait être confié, la belle prise de parole dans l’hémicycle programmée… Tout ça s’évapore.

 

J’ai l’atroce souvenir du coup de fil qui te fait comprendre en un instant que tu ne seras pas de la commission où ta légitimité est pourtant incontestable : « C’est bon pour ta place, en commission etc… Tu en seras. Au fait, n’oublie pas ; tu sais, c’est important ce vote la semaine prochaine… ». Ce que je sais surtout, en raccrochant, c’est que je viens de perdre la place annoncée, celle à laquelle je tenais tout particulièrement, tout simplement parce que j’ai voulu, en ne votant pas un traité qui était déjà, dans les faits, dans nos supermarchés, appliqué à 90 %, manifester un soutien aux éleveurs bovins, justement inquiets d’une concurrence forcément déloyale. Il y a mille bovins en moyenne dans les fermes du pays concerné par le traité ; une centaine dans nos exploitations françaises ; et pas de farine dans nos viandes hexagonales. Tout ça se finira par un « Personne ne t’en voudra ». Encore heureux, je suis fille d’éleveur bovin. Mais la sanction a bien eu lieu.

 

Qui sait cela quand on s’interroge de voir qu’un député n’a pas produit grand-chose dans l’hémicycle… Peut-être simplement la conséquence d’une plus grande liberté dans ses votes ? Qui le dit aux Français cela ?

 

On voit bien le travers d’un tel système : plus le député est « le petit doigt sur la couture du pantalon », obéissant, docile, et – pas surprenant – flatteur ou au contraire menaçant – ce qui n’est tout de même pas la plus belle des qualités – plus « il monte ». Ces habitus ne choquent pas grand-monde sans doute de ceux qui sont en place. On finit par s’y faire. La « carapace » comme on dit.  Mais on ne devrait pas.

 

Certains s’interrogent encore sur le divorce croissant entre citoyens et acteurs politiques.  Peut-être un grand nombre d’entre eux attendent simplement des représentants d’abord exemplaires, droits et pas prêts à toutes les compromissions pour leur poste. Voilà une autre bizarrerie de la façon dont un député est appelé ou non à exercer des fonctions « à Paris » : l’obtention de beaux résultats sur son territoire n’est pas gage d’une meilleure reconnaissance. Bien au contraire… Certains sans doute vont craindre qu’il ne puisse être repéré par un potentiel futur chef de gouvernement… Il faut tuer dans l’œuf l’impétrant. Celui qui, moins bien élu, aura exercé beaucoup de pression sur son chef de groupe, menacé d’esclandre son groupe, ou aura beaucoup et bien flatté, est mieux assuré de gravir les échelons… Et matériellement d’obtenir un beau bureau… Dingue mais ça existe !

 

Il vaut mieux là aussi ne pas être une femme. Mes sept années passées au sein de la Commission des Affaires culturelles, dont j’étais devenue une des six vice-présidentes, assidues, sérieuses, denses, ne m’ont en rien valu la reconnaissance de mes pairs lors du dernier renouvellement du bureau. Le « deal » n’était pas celui-là. Pas de chance. Pas dans les petits papiers d’untel ou d’untel. Tant pis pour la reconnaissance du parcours, du territoire. Rural. Humble. Quelle étrange idée aussi de vouloir placer les plus aptes et plus connaisseurs d’un domaine à des postes réservés d’abord, on le sait, à « ceux qui ont les dents longues » ? Vieille règle des cercles de pouvoir mais assurément pas en mesure de faire rejoindre allègrement les bureaux de vote à nos concitoyens, pas idiots.

 

Certains diront : « Voilà encore un élu qui se plaint ! Avec ce qu’ils gagnent ! ».  Je recevais encore ces derniers jours le mail d’un électeur m’incitant « à rendre les indemnités estivales car, sans Premier Ministre, vous vous la coulez douce ». Moins que de se plaindre d’un état de fait ancien et bien établi, il s’agit d’éclairer, de faire comprendre, de ne pas taire un système qui devrait être mieux analysé… Pour l’améliorer… Car il y a urgence.

 

L’inaction dans le domaine fait monter l’envie d’autre chose, le fameux : « Eux, on n’a pas essayé ». Terrible danger pour notre démocratie lorsque n’importe quel mouvement, même des plus extrêmes en termes d’idéologie xénophobe, raciste, rétrograde, a sa chance parce qu’on ne voit pas d’alternative à un système usé. Elle est là la cause du « renversement de table » attendu ; nulle part ailleurs.

 

On en est à ce point de risque du vote à l’aveugle qu’on l’a vu lors du dernier scrutin ; peu importe d’avoir ou de ne pas avoir le visage du candidat, de ne pas connaître son parcours, les idées qu’il exprime à titre personnel, parfois loufoques sinon dangereuses, seule compte l’idée du « grand changement » : « Il faut que ça change » nous dit-on quand on fait remarquer que le candidat concurrent est un quasi-fantôme.

 

Un autre sujet qu’on a un peu mis sous le tapis ces dernières années, mais grave, est la question non réglée de la colère contre les élites ; on déteste ces « politiques qui s’en mettent plein les poches pendant qu’on bosse comme des ânes ». Cette colère, elle croît, elle se renforce, elle gagne nos territoires, et quelle réponse effective est donnée ? Il n’est qu’à entendre ce qu’on a pu prendre de remarques sur les « 300 euros d’augmentation des députés » alors que « nos factures augmentent ». Là encore, voilà qui eût mérité une information très exacte sur ce sujet, très lisible dans les médias.

 

Les députés n’ont rien décidé de ces trois cents euros. C’est bien le bureau de l’Assemblée qui a pris cette décision interne. Donc quelques députés, sans consulter les autres, qui n’y sont pour rien. Les trois cents euros n’ont pas permis à un seul député de toucher un euro de plus sur son compte en banque personnel… C’est la partie « indemnités pour frais » qui a été augmentée, le « matériel » : de quoi subvenir aux frais de location de permanence, de véhicule, aux frais divers et variés qui incombent au bureau et à la permanence parlementaire – papeterie, informatique, frais de bouche et vestimentaire adapté. Les charges augmentent ; les députés n’échappent pas à la règle… Ça a été malgré tout très mal perçu car l’impression que « c’est toujours les mêmes qui se serrent la ceinture », que les augmentations, « à force d’être proportionnel, ce sont toujours ceux du bas qui trinquent », etc… Il est vrai qu’au vu de l’animosité ambiante, ce n’était pas forcément une disposition aussi urgente. Personnellement je m’en serais bien passée.

 

On ne peut faire de la politique, par les temps qui courent, sans s’interroger sur ce qui nourrit cet anti-élitisme. Après tout, un pays, pour fonctionner, a fortiori la France, a besoin d’intellectuels reconnus, dans sa haute administration, sa sphère politique. Pas qu’eux certainement ; les députés doivent être à l’image d’une nation en termes de représentativité géographique, des métiers – n’y avait-il pas des paysans députés déjà sous la Révolution ? Mais, on a reconnu, on reconnaît encore qu’un Président de la République, des gouvernants, doivent avoir des qualités d’orateurs, une maîtrise théorique, langagière, qui ne sont pas forcément données à tout le monde, forgées par le mérite républicain, l’école, qui permet d’aboutir à ce type de profils. Alors quoi ? Pourquoi tant de rejet ?

 

Sans doute d’abord et en premier lieu parce que d’en bas, on a le sentiment d’une déconnexion, d’une élite qui ne peut pas, ne sait pas, ne veut pas entendre. D’où la réaction aux trois cent euros… Le peuple souffre, l’élite se sert… Elle est indifférente.

 

Ensuite, parce que sans doute, les années où l’ascenseur social fonctionnait encore se sont taries. D’un après-guerre où il était encore possible, facile de « s’élever », avec les exemples vécus, visibles, de la fille de paysan dont l’institutrice venait à la maison solliciter les parents pour qu’elle entre au collège, devienne fonctionnaire, avec à la clef des couples formés « par amour vrai », qui échappaient pour partie aux règles d’appariement social qui ont longtemps perduré, on s’est progressivement enfermé dans un système d’élites qui se reproduisent à nouveau entre elles, trustent les postes de cadres pour leurs progénitures, passées par les bonnes écoles, les séjours à l’étranger, les cours privés, les stages qu’il faut, et surtout croisent de moins en moins les autres, depuis leurs îlots franciliens préservés de toute mixité sociale.

 

Les exceptions existent fort heureusement, les trajectoires dévoyées aussi, les coups de foudre improbables continuent de perturber les choix familiaux… Mais globalement, la cohésion de la société en a pris un sacré coup et cette société, globalement, ne peut plus guère s’appuyer que sur de rares moments, essentiellement autour du sport (Coupe du Monde, Jeux olympiques), pour que s’effacent provisoirement les distinctions sociales et géographiques. Car en plus d’une forme de ségrégation sociale accrue, une ségrégation territoriale villes / quartiers-campagnes, pas aussi marquée par le passé, s’est accrue aussi. Le vote le montre très clairement. Les comportements aussi.

 

Alors on essaie de colmater les brèches. Par le sport. Par la culture aussi. C’est de fait un formidable levier de partage : la musique, le spectacle vivant… Dans les territoires comme le mien, où les associations s’investissent pleinement pour cet enjeu crucial, ça fonctionne plutôt bien. Les personnes se côtoient dans leurs différences, sociales, de genre… et c’est primordial cela. L’union… et puis l’élévation que permet la Culture, qui fait du bien à tous les cerveaux, tous les esprits, faut-il le rappeler…

 

Malgré tout, on sent bien le rejet poindre. Une contre-culture s’affirmer. Une identité presque. Là, on ne rougit pas de coucher les enfants à cinq heures du matin dans la nuit du samedi au dimanche, de préférer le match de foot gratuit, dominical, aux places trop chères de cinéma. On ne pense pas à une nouvelle bibliothèque pour le village mais plutôt à un bistrot. Et puis c’est comme ça.

 

On regarde un peu de travers celui qui est parti à la ville, a passé ses heures dans des livres. Un peu comme on regardait de travers le premier de classe. C’est comme si la France, à la façon d’un Janus, présentait de plus en plus une double face, de plus en plus marquée, avec deux visages qui ne peuvent plus se voir. Et il y a, même si on ne veut peut-être pas le voir, une traduction directe dans le vote de cette évolution-là…

 

C’est quelque chose certainement dont on a davantage conscience quand on est « transfuge », avec une trajectoire qui a cheminé entre ces deux France. Ce qui est le plus dommageable dans l’histoire, c’est que la plus grande force d’un pays est sans doute dans la capacité la plus partagée des citoyens à aimer tout autant la chanson populaire que l’opéra, les feux d’artifice tout autant que les chorégraphies et scénographies complexes, le vaudeville et les jeux vidéos tout autant que le théâtre classique. Mais la rencontre ne se fait plus ou mal.

 

Beaucoup de commentaires ces dernières semaines sur la figure rejetée du Président de la République. Un rejet à la fois ordinaire quand on pense au rejet dont ont été l’objet tous les présidents de la Vème République à la fin de leurs mandats.

Un rejet qui s’explique aussi, ça paraît assez évident, par la trajectoire sans accroc et pour ainsi dire cousue d’or du Président, et d’un grand nombre de ceux qui nous gouvernent.

 

Alors on fait venir des représentants de « la diversité », de la « ruralité » – peu ! – et on espère ainsi faire amende honorable. Mais la représentativité ainsi fabriquée fait un peu toc ; plutôt que de resserrer les mailles du pays, elle en manifeste les craquelures au final.

 

Et puis il faut le dire aussi, en toute franchise, le fossé qu’on retrouve au moment du vote ne traduit-il pas très simplement celui qu’on constate dans les classes.

 

Il y avait, quand j’étais enfant, dès l’école primaire, des différences très visibles, concrètes, entre les enfants de paysans, d’ouvriers – c’était un peu mieux ! – et les autres… On va dire ceux des commerçants qui allaient au ski l’hiver parfois, à la mer l’été, et les enfants « de bonne famille », ou bien habillés, de façon désuète et bleu marine, ou bien affublés de toutes les marques du moment : Levi’s, Chevignon, Waikiki and co. Distinctions qui partaient sans doute d’un bon sentiment des parents – qui ne veut pas le mieux pour son enfant, quoi qu’on puisse s’interroger sur la motivation de ces choix vestimentaires ? – mais assurément propres à nourrir chez les jeunes concernés une haute idée d’eux-mêmes, une assurance, non pas innée mais acquise, que les autres, dans le meilleur des cas ignorés, dans le pire des cas objets de quolibets, auront beaucoup plus de difficultés à acquérir.

 

Toutes les époques ont-elles à ce point marqué la différence sociale au sein même de l’école ? N’est-ce pas une explication au mot de « mépris » employé par certains des électeurs par rapport à Macron ? Sans doute quelques phrases tout à fait maladroites sont-elles venues réveiller ces douleurs-là enfouies, ce ressenti-là. En a-t-on conscience quand on n’a pas grandi dans les vêtements reprisés du grand frère ou de la grande sœur sous les regards de ceux qui n’avaient qu’à demander pour obtenir ? A cela quelle autre réponse que de s’attaquer avec un plus grand volontarisme encore aux inégalités de parcours ?

 

Rendre par exemple accessible le livre à tous les jeunes enfants, partout, dans un maximum de lieux publics ou privés, pour familiariser l’ensemble de nos concitoyens à sa présence quand on sait pertinemment qu’il est, pour peu qu’un enfant s’en empare, un puissant vecteur de rattrapage des inégalités. On sait que l’écran est en revanche néfaste pour le développement de jeunes enfants et, on n’est pas surpris, ce sont les cadres qui le savent le mieux et préservent au final leurs progénitures. Qu’attendons-nous pour agir plus radicalement ?

 

Ne plus accepter de ghettoïser davantage par une politique volontariste du logement et de l’aménagement du territoire où partout, en tout lieu, les milieux sociaux les plus éloignés puissent se côtoyer. Est-il encore logique de voir des rues dans nos petites villes, réservées en quelque sorte aux magasins « populaires » et d’autres au « haut de gamme » ?  Voilà un exemple de ce qui peut être facilement changé avec un peu d’engagement.

 

Et puisqu’on a deux écoles – qui trient quelque peu les élèves, quoi qu’on en dise – les faire se retrouver dans des compétitions communes, voyages scolaires communs. Pratiquer le mélange de classes de deux établissements proches, comme on peut le voir dans certains établissements géographiquement proches de la capitale ou des grandes villes. Placer des jeunes qui nécessitent un encadrement plus strict dans les établissements reconnus comme les plus calmes. Offrir aussi aux plus pauvres des séjours linguistiques à l’étranger, placer en internat d’excellence au plus vite des enfants qui ne bénéficieraient pas de conditions d’apprentissage suffisantes du fait de carences éducatives avérées.

 

Et puis ne serait-il pas opportun de renforcer les actions de type parrainage pour habituer en quelque sorte les familles plus aisées à accueillir, soutenir, un enfant né dans la difficulté ?  Un jeune, quel que soit son milieu d’origine, devrait aussi pouvoir bénéficier, par le biais d’une réserve nationale – impôt de succession ? – d’une somme pour pouvoir décrocher un permis de conduire, d’une allocation lui permettant d’engager sereinement au moins une année d’études post-bac. Parce qu’évidemment, il est quand même plus compliqué de réussir son concours de grande école quand les deux mois d’été sont consacrés à un « job étudiant » tandis que des camarades, mieux nés, sont envoyés en séjours à l’étranger pour parfaire leur maîtrise de la langue.

 

Moins que les écarts de fortune, qui ont toujours été, et risquent d’exister encore longtemps – on a vu ce que donnait l’expérience du communisme – et parfois aléatoirement « compensés » par des écarts de fortune – au sens de « destin », maladies, rencontres, accidents de vie… – c’est la tolérance à ces écarts qui s’est amoindrie.

 

L’omniprésence d’Internet dans nos vies a formaté l’affichage d’un bonheur assez uniformisé, essentiellement basé sur les loisirs : vacances, séjours à l’étranger, piscines individuelles, spas, sorties familiales, fringues en vogue et griffées, vélos, smartphones dernier cri, intérieur, design… Comme si la condition du bonheur était d’abord matérielle, ce qu’elle n’est évidemment qu’en partie. Ne pas avoir accès au « package » qui défile ainsi sous nos yeux devient inacceptable. Surtout que le quotidien hors-norme des stars fait miroiter à chaque image l’espoir d’un bonheur faussement lisse et sans nuage. Les réseaux sont une machine à frustration. On a oublié – les anciens sont là pour nous le rappeler – qu’il n’y a pas si longtemps, c’était un luxe d’avoir une télévision, un lave-linge, voire des WC, et qu’ « on commençait notre vie avec rien ». « Les jeunes, ils veulent tout, tout de suite » nous font-ils remarquer sagement.

 

La réponse à la frustration de ne pas avoir, ou d’avoir moins que d’autres, ne peut tenir seule dans des mesures de redistribution, bien qu’elles soient absolument nécessaires, déjà existantes ou à améliorer nettement, telle la taxation réclamée des super-dividendes. Elle réside aussi dans la reconsolidation des individus, une tolérance mieux inculquée, une solidarité plus ancrée, une attention à l’autre mieux acquise, un vivre-ensemble réaffirmé.

 

Les Français sont râleurs, à l’humeur chagrine, jamais contents. Ils ne savent parfois plus mesurer leur bonheur. Celui d’habiter encore un des pays les plus paisibles au monde, protecteur – on le voit en visitant des pays où la retraite, les congés, n’existent tout simplement pas – et d’une beauté patrimoniale et paysagère incroyable.

 

Il semble aussi qu’au fil des dernières décennies s’exerce nettement plus fortement une violence d’individus vis-à-vis de ce qui n’entre pas dans leur mode de fonctionnement personnel et strict. Il est ainsi quasi impossible d’évoquer un quelconque soutien aux éleveurs de son territoire, pourtant très investis et évidemment attachés à leurs bêtes et leur métier, en présence de militants anti-élevage. Evoquer une quelconque interrogation de la nécessité d’une loi sur le phénomène historique et culturel, territorial, qu’est la corrida, en présence de défenseurs de la condition animale, et quand bien même vous n’y auriez jamais mis les pieds et vous n’en seriez pas adepte, est à tout le moins risqué, même dangereux, concrètement parlant.

 

Pour poursuivre sur ce même type d’exemples, vous aurez bien du mal à convaincre des protecteurs des arbres que le papier n’est pas une filière qui « rase les forêts », mais bien engagée dans l’économie circulaire, et qui reste peut-être au final encore préférable au modèle du tout numérique. La nuance n’existe plus, le doute n’est plus permis. Il y a des « pro et des anti-bassines », des « pro et des anti-loups », des militants de l’agriculture « paysanne » ou des soutiens de l’agriculture industrielle, des wokistes ou des conservateurs. Pas de juste milieu. Pas de conciliation possible. Cela se traduit inévitablement par une radicalité, des tensions qui fragilisent très profondément la cohésion de la société.

 

On n’a pas évoqué le religieux ; mais quelle que soit la religion considérée, il y a aussi ce phénomène de radicalité qui s’intensifie. C’est finalement un peu la même chose qui se produit : je crois comme cela et donc, tu as forcément tort, et donc je me donne le droit, en dehors de toute cadre légal, de m’en prendre à toi, de t’imposer mon modèle. La laïcité, telle qu’établie en France, est précisément faite pour nous préserver, chacun, de ce risque d’une affirmation trop ostentatoire d’un attachement religieux. L’espace public est neutre, l’agent public doit l’être dans ses fonctions. Principe fondamental d’un Etat français qui s’affirme protecteur de toutes les religions, sans exception. A égalité. Libre à chacun, dans la sphère privée, de croire ce qu’il veut, ou de ne pas croire. Toutes les tentatives qui s’essaient à contrecarrer cette règle, à afficher en public un signe religieux, distinctif, « ostentatoire », marquent ainsi un irrespect des croyances autres, un prosélytisme affirmé que l’Etat français a raison de refuser.

 

Trop rigoriste comme approche diront certains. Notre laïcité va trop loin… Pourquoi ne pas autoriser un « bout de tissu » dans l’espace public ? Est-ce si grave ? Oui, bien évidemment car, contrairement à d’autres pays, tels les États-Unis, nous avons fait le choix d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat, et la vision projetée de l’avenir du pays se détache de toute influence divine. Le projet politique ne se calque pas sur une lecture religieuse et providentielle du monde. Nous devons tenir ce cap quand certains souhaitent au contraire placer les préceptes de vie dictés par une religion au-dessus de cette règle claire fixée par notre Etat de droit.

 

La question que pose l’affirmation nouvelle de radicalités individuelles de toutes sortes est la suivante : comment faire prendre conscience du risque d’une telle dérive qui se généralise et réinstaller le respect d’autrui comme primordial et nécessaire à toute réussite d’une société ? S’affirmer dans son identité – l’ère moderne nous donne l’embarras du choix en la matière : femme, musulman, LGBT, juif, républicain, homme, binational, écolo, racisé, rural, athée, patriote, urbain, chasseur, catholique, régionaliste, socialiste, Français – ne doit jamais se faire contre les autres mais bien dans le but de faire cohésion. Une différence individuelle faite pour enrichir un ensemble, le nourrir, jamais pour faire sécession.  Il faudrait, dans l’idéal, que la conscience de sa différence individuelle amène chacun à respecter encore davantage ce qui est à l’opposé de soi, au moins à essayer de le comprendre.

 

Il est vrai, pour prendre un exemple, qu’une femme élevée par une mère indépendante, attachée à l’égalité des sexes, voire militante féministe, aura forcément des difficultés à comprendre l’autre féminin, qui n’ayant pas grandi avec le même modèle, se trouve bien dans sa vie, à faire encore une grande partie des tâches ménagères, affublée d’un mari « à l’ancienne » comme on dit, machiste et peu enclin ni même sensible au partage des tâches. La première a forcément envie d’éveiller la conscience de l’autre, la bousculer. Elle peut en éprouver une forme de colère. Il ne faut pas oublier néanmoins d’où part chacun, l’enfance, le milieu où l’on grandit définissant pour beaucoup ce que nous devenons, et accepter parfois que les évolutions se fassent progressivement, pas par la contrainte, brutale et inefficace. Privilégier le dialogue, l’écoute, l’échange, plutôt que d’imposer forcément, avec une forme d’arrogance, ses vues à l’autre.

 

Il m’est déjà arrivé, et je ne dois pas être la seule, de ressentir une furieuse envie de faire ôter un voile « intégral » à une toute jeune fille passant à mes côtés. De lui expliquer qu’elle se fait embrigader et qu’elle peut croire en son Dieu sans s’infliger cet instrument extrême et quand même manifeste de domination masculine et dérive communautariste.

 

Le problème, c’est qu’on ne convainc pas l’autre par la force ni la contrainte ; on risque plutôt de le renforcer dans ses convictions. Ce n’est que par la rencontre de l’altérité, le cheminement interne que pourra faire l’autre en adhérant progressivement à un autre modèle, accessible, qu’il pourrait évoluer vers ce qu’on considère comme préférable au nom de l’intérêt général, de nos principes fondamentaux.

 

L’adhésion de tous à une communauté de valeurs est une gageure. Même un mouvement aussi beau que celui de la Résistance, né dans la pénombre des jours les plus sombres de notre Histoire, n’a pas suscité d’emblée une adhésion unanime. Et jusqu’au bout presque, il y a eu des collaborateurs, des traîtres, des hésitants, des résignés. Tout cela pour dire qu’il vaut mieux faire le deuil d’un peuple parfaitement uni sous nos bannières des droits de l’homme et des principes républicains. Mais il faut, pour qu’une Nation fonctionne, qu’il y ait évidemment le moins possible d’écarts à la ligne commune, que sans adhérer tout à fait au modèle proposé il y ait toujours possibilité pour chacun de rejoindre cette ligne de crête. Le chef de l’Etat, c’est un guide qui rappelle ce qui doit rassembler, au-delà de toutes les différences.

 

Et ce qui rassemble, du chef de l’Etat aux citoyens, c’est d’abord par l’école que cela passe. Ce qui cimente la société se construit là, dès l’enfance, par l’apprentissage du socle commun qui doit permettre à chacun de ne jamais trop s’éloigner de la voie commune. Or, que constate-t-on depuis des années ? La voix de l’école s’affaiblit, celle de l’instituteur, grande figure de la IIIème République, unificatrice d’un pays morcelé dans ses provinces et par le problème des distances à parcourir, n’est plus audible. Elle n’existe même plus.

 

Professeure, je l’ai été, jeune et suffisamment longtemps pour mesurer tout à la fois la beauté et l’importance du métier, la difficulté du quotidien, quand il s’agit d’inculquer, de transmettre, de faire progresser, de guider dans la voie la meilleure. Les classes se succèdent, les élèves avec chacun ses particularités, son parcours, son contexte familial ; on corrige des copies, on soutient, on remédie, on essaie encore et encore… On forme, on outille les jeunes de demain. Autant qu’il est possible de le faire. La vocation chevillée au bout du stylo…

 

Et puis quoi ? Qui s’inquiète du sort des professeurs ? Ils voient chacun, dans leurs classes, au fil des défilés d’élèves dans leurs classes, que les écarts se creusent, les bases à acquérir sont année après année plus complexes à ancrer, l’attention à capter, la mémoire à travailler, la rigueur à infuser. Ils le disent. Ils savent que là réside le grand problème de la France d’aujourd’hui. Mais qui les prend au sérieux, ces éternels « fainéants » qu’on se propose toujours de faire travailler plus, comme si la semaine de dix-huit heures de face à face avec des groupes de 25 à 30 adolescents, ou vingt-quatre heures avec des marmots pleins d’énergie, plus les préparations (ah la photocopieuse !), plus les corrections, plus les échanges avec les collègues, plus les réunions avec les parents, plus les sorties à préparer, plus les soirées passées à ressasser parfois, ne suffisaient pas.

 

Je fête mes dix années passées à occuper des mandats, et pourtant je sais que rien ne vaut en vérité les mêmes années passées dans des classes en termes de bienfait apporté à la Nation. Je le sais. J’y réfléchis parfois. J’avais choisi ce métier pour rendre ce que l’école m’a donné. J’essaie d’être aussi utile comme élue… Il faut bien s’y résoudre.

 

Voici dix ans aussi que j’espère voir quelque chose frémir dans l’opinion publique de cet impérieux besoin de soutenir les professeurs, les remettre sur un piédestal qu’ils n’auraient jamais dû quitter, les épauler sans aucune forme d’ambiguïté, qu’on soit parent ou élu.

 

On a bien vu un frémissement ; parce qu’il y a eu Samuel Paty, parce qu’il y a eu Dominique Bernard. Mais l’émotion retombe si vite. On en oublie vite l’essentiel.

 

A tous ceux qui croient dur comme fer que l’avenir de l’école se jouerait sur des sujets sociétaux du type identités de genre, harcèlement, menus végétariens ou journée préservation des forêts ou semaine olympique, désolée de dire que tout cela est à côté de la plaque. Non que les enseignants ne soient pas profondément préoccupés, traversés, par tous ces sujets annexes et « au cœur de l’actu ». Ils font tout de même, eux-mêmes, partie intégrante de la société, l’ont devant les yeux tous les jours – et oui, l’école n’est jamais fermée contrairement à une idée trop répandue !

 

Leurs contenus pédagogiques s’en trouvent forcément imprégnés, souvent même bien avant qu’une circulaire ne vienne leur dire quoi faire. Mais l’important c’est bien aussi et avant tout – outre cet aspect apprentissage de la vie en société – la transmission d’une valise de mots qui permettra l’expression, d’un bagage de science qui donnera la possibilité de raisonner, d’une malle d’Histoire, de références locales ou nationales qui seront la base d’un ancrage. Un socle pour la vie.  Ce qui relie aussi les générations entre elles, le présent et le passé. Ce qui construit l’avenir.

 

Or, qui parle de cela ? De cette difficulté-là de transmettre aujourd’hui cet essentiel ? Ce qui me paraît le plus inquiétant est l’indifférence générale qui s’est installée sur le sujet, comme si l’on voulait ne pas voir. Ne pas savoir. Les élèves ont, dans leur immense majorité, des difficultés à rédiger des phrases grammaticalement bien construites, sans parler de l’orthographe ! Ils ont dans leur grande majorité une maîtrise aléatoire des bases du calcul mental. Et tout cela n’aurait aucun impact sur la société ? On peut faire l’autruche mais une partie de la cause de l’« ensauvagement » apparu dans le vocable politique est sans doute à rechercher de ce côté-là, l’école devant irrémédiablement être à la base de toute reconsolidation voulue de notre société en vrac.

 

L’animosité qu’on ressent immédiatement, dans la sphère politique, simplement parce qu’on est prof est tout aussi banale qu’étrange. Est-ce parce que tous les élus n’ont pas été uniformément des premiers de classe ? Leurs enfants pas toujours non plus les premiers ? Un ancien président a même donné l’impression de vouloir régler ses comptes avec le passé tant sa relation était envenimée avec les enseignants. Est-ce parce qu’ils sont perçus comme une clientèle indécrottablement de gauche, avec des syndicats râleurs et multi-grévistes, jamais contents ?  Un « mammouth » impossible à faire bouger, à dégrossir au plus vite, régime sec indispensable, pour réduire la dette ?

 

J’ai entendu de nombreuses personnes de mon entourage, des amis qui, dans le milieu médical, dans le secteur du bâtiment, nous décrivaient comme des enquiquineurs, qui « posent toujours des questions » ou alors « toujours en vacances ». L’image dans tous les cas est très dégradée. Au point qu’un si beau métier – et oui, pas si mal pour donner un sens à sa vie ! – n’attire plus. Je suis à peu près certaine que ce n’est pas d’abord la question de la rémunération ou des débuts dans les zones les plus fragiles économiquement qui sont le premier problème, mais bien la question de l’image renvoyée qui est au cœur du problème. Qui s’en préoccupe ? Qui en parle ?

 

Bien entendu, quand on s’interroge sur le phénomène de rejet qu’exprime un grand nombre de concitoyens par rapport aux enseignants, il y a toujours, dans les mots, l’histoire d’un prof qui les a traumatisés, d’un enfant qui a eu un mauvais enseignant. On se souvient en réalité, chacun je crois, d’excellents enseignants, et puis d’autres, qui parce qu’ils souffraient physiquement, psychiquement, ou n’étaient simplement pas bons, nous ont moins bien appris. N’est-ce pas pourtant aussi par là que l’on apprend à l’école à respecter chacun, quels que soient ses capacités, son physique ou sa personnalité ? Est-ce pour autant, parce qu’il y eu untel ou untel, que l’institution entière doit être rejetée, remise en cause, systématiquement pointée comme à réformer ?  On présente toujours l’école comme défaillante. Je crois moi, pour ma part, qu’elle continue de tenir un rôle majeur, contre vents et marées, dans un monde, une société qui compliquent infiniment la tâche et qu’il faut l’aider à tenir, pas la remplacer par autre chose qui ne serait plus l’école.

 

Il est parfaitement illusoire d’imaginer que par des recrutements locaux, une autonomie plus grande de chaque établissement – c’est quoi cela l’autonomie au fond ? – on va régler le schmilblick. Envoyer les meilleurs enseignants des régions qui les forment au mieux vers des régions plus déficitaires de ce point de vue reste une nécessité pour l’égalité des chances. Quoi ! On a entendu des députés dire qu’il fallait que les gamins s’identifient aux personnes du quartier, se « reconnaissent »… Au secours ! Déjà que certains territoires souffrent de non-mixité sociale, d’enfermement géographique par l’impossibilité des voyages, des vacances, il faudrait de surcroît leur faire apprendre par des semblables. Vive l’ouverture…

On a déjà des déserts médicaux. On voit ce que donne l’absence de régulation de l’installation du secteur. Que veut-on en plus ? Des déserts éducatifs ? Qui va croire qu’on trouvera naturellement des candidats dans les zones géographiques repoussoirs où la tâche de l’enseignant est rendue difficile par la pauvreté, le communautarisme ? Ce sont déjà les zones qui souffrent le plus des difficultés de recrutement actuels. Alors…

 

Et quel serait alors le niveau de recrutement ? Il n’a pu que décroître déjà car l’exigence au moment du recrutement a suivi la baisse du nombre de candidats. On peut désormais être professeur des écoles avec une moyenne de 4 au concours dans les académies de Créteil et Versailles. Pas terrible pour un métier qui a besoin urgemment de retrouver de sa superbe.

 

Un autre secteur, aussi féminisé d’ailleurs que celui de l’enseignement – faut-il y voir une explication ou un symptôme ? – traverse la même crise de recrutement. La santé, ses aides-soignants, ses infirmières, doit nécessairement attirer, alors que la génération baby-boom entre dans son quatrième âge et réclame des bras. Or, il semble qu’on n’ait pas encore bien pris conscience que ces deux secteurs, de contact, de relation à l’autre, pour tout dire, relatifs à l’ « humain », ne font plus rêver voire effraient. Plus facile quand on est jeune d’aller se pencher sur la transition écologique, le numérique. C’est en vogue, affiché comme « l’avenir », moins risqué, dans une société où les relations humaines se tendent, se judiciarisent davantage. Les machines ont pourtant leurs limites et on ne peut guère se passer bien longtemps d’assistance humaine, quand il s’agit d’école ou d’hôpital. C’est un défi immense alors même que la situation budgétaire du pays n’est pas propre à une revalorisation radicale de ces carrières, à la progression pourtant bien ralentie par la mise en jachère régulière du point d’indice. Il faudra attirer par l’amélioration des conditions de travail, un soutien net à ces professions par-delà les préjugés politiciens qui parfois classent un peu trop vite la fonction publique forcément du mauvais côté. Quel que soit son choix de vie, dans le privé ou dans le public, il y a parfois plus de ressemblance que de différence dans l’engagement au quotidien, l’investissement professionnel, l’utilité du service rendu. On l’oublie certainement trop.

 

J’ai grandi au sein d’une entreprise agricole ; y fleurissaient logiquement des laïus du type : « C’est par le travail qu’on s’en sort dans la vie, qu’on la gagne », « Chez nous, pas de place pour les fainéants ! », etc…   C’est rugueux certes, voire difficile comme terreau, mais une chance définitivement car l’école de la paresse n’est certainement pas la meilleure. Quelle inégalité de départ d’ailleurs entre ceux qui apprennent dès le plus jeune âge l’endurance, la patience, le travail, la persévérance, et ceux qui passent à côté de cela ! Que c’est difficile, quand on n’a pas eu l’exemple, de s’y atteler après. Constat fait un certain nombre de fois auprès de mes élèves.

 

Puisque j’ai depuis franchi la sacro-sainte ligne privé-public, et me suis retrouvée, toute jeune encore, chez les « fonctionnaires », n’en ayant jamais côtoyé dans ma famille, j’ai pu constater à quel point aussi de ce côté-là on pouvait s’investir, se donner à fond et « produire des résultats ». Heureusement qu’on ne m’a jamais abreuvée de discours anti-fonction publique. Aurais-je alors osé la voie des concours, qui pourtant, à la jeune fille que j’étais, était apparue comme une voie royale pour ceux qui, comme moi, étaient absolument sans « réseau » et recherchaient des études le moins dispendieuses possible et un concours où normalement ne comptent pour rien le poids du nom et l’origine ? Il est aberrant d’opposer les entrepreneurs aux fonctionnaires. Chacun s’investit dans la production qui est la sienne : des emplois, des biens, du lien social pour les uns ; de la matière grise, du mieux-être, de la cohésion pour les autres. Les uns ne peuvent faire sans les autres.  A force de monter nos concitoyens les uns contre les autres, on fragilise dangereusement la cohésion d’ensemble.

 

Une évolution récente du marché du travail me semble à risque aussi pour la cohésion. Le télétravail – qui a pris beaucoup d’ampleur après la crise du Covid – peut paraître souhaitable, tant d’un point de vue environnemental qu’en termes d’amélioration des conditions de travail, le salarié pouvant travailler davantage là où il le souhaite et mieux adapter sa vie au travail avec sa vie familiale. Toutefois, il est bien clair pour tout le monde qu’en sont privés, absolument, radicalement, ceux de nos concitoyens qui exercent un travail physique – nos ouvriers en usine, les artisans, les agriculteurs – ou encore un métier où la présence sur le terrain, l’astreinte, est primordiale, que l’on songe aux forces de l’ordre, surveillants pénitentiaires ou encore soignants. Il faudra bien que le télétravail reste une solution d’appoint, un confort en pointillé, sinon l’on risque malgré tout de créer un appel d’air vers les métiers où peut se pratiquer le télétravail au détriment de tous ceux, aussi essentiels, qui ne peuvent l’intégrer. La règle commune qui veut que chaque jour, « on va au boulot », il est quand même préférable qu’elle reste partagée par le plus grand nombre. Certains d’ailleurs, qui se sont essayés au télétravail, font le constat par eux-mêmes de la nécessité de faire équipe que vient compliquer le travail au domicile, où, parfois, la distraction guette aussi.

 

L’idéal serait bien évidemment que chacun, quels que soient sa formation de départ, son parcours, puisse dans tous les cas bénéficier, à un moment avancé de sa carrière, surtout s’il exerce un métier physique, d’un passage sur un poste qui lui permette de moins s’employer, s’user. Passer à de la formation notamment. C’est déjà en œuvre dans un certain nombre de boîtes bien évidemment. Mais tout le monde n’a pas cette possibilité. Les emplois physiques, quand on est jeune, à la limite, c’est plutôt bon pour la grande majorité d’entre nous. Tous les jeunes devraient en passer par là. Mettre des biscuits, des poulets en cartons, faire de la mise en rayons, ramasser des cornichons ou des grappes de raisin… Formateur. Continuité presque immédiate d’une politique publique de lutte contre la sédentarité. Ce qui est gênant dans l’affaire et beaucoup plus problématique, c’est que l’effet « case » aboutit à ce que le travailleur physique, recalé par ses échecs aux examens et concours souvent, ou qui a simplement fait le choix réfléchi d’un métier physique – métiers du bâtiment, agricoles, de bouche – ne puisse que difficilement sortir de sa case. Dans le quotidien d’une permanence parlementaire, on croise souvent de ces « bosseurs » qui, à un moment donné, touchés par la maladie ou par la mise à l’arrêt brutal d’une entreprise, ne savent pas comment rebondir, n’ont pas de réponse. On est loin du confort d’une vie de bureau, où il est plus facile de passer d’un poste à un autre, même si rien ne préserve ni les uns ni les autres au final des phénomènes de burn out ou de l’ennui.

 

Le parcours professionnel, quel qu’il soit, n’est jamais tout à fait un long fleuve tranquille, sauf pour de rares chanceux, et si le travail est indéniablement un moyen incontournable de se sentir utile, de tenir sa place dans la société, de s’épanouir, c’est encore souvent la qualité des relations à l’autre, au supérieur hiérarchique, aux collègues, qui va en faciliter ou non le déroulé. Plus encore que tout l’aspect technique, matériel.

 

Or, où en sont nos relations à l’autre dans une époque bouleversée par l’émergence et la démultiplication des réseaux sociaux ? Comme pour beaucoup de Français, ce n’est pas du tout ma tasse de thé. Se retrouver, quasiment tous les jours, l’objet d’attaques qui déforment systématiquement ce qu’on dit, ce qu’on pense, qui on est, commentent les moindres publications, même les plus anodines, eh bien, c’est un drôle de phénomène. La critique en politique, l’attaque, la divergence de vue, argumentée, c’est naturel. On connaît ça depuis des lustres. Mais cette pratique de l’invective qui ne peut tenir qu’en quelques mots, ne peut dans tous les cas recevoir qu’une réponse publique différée de la personne ciblée, toute aussi courte et abrégée, eh bien ça a tout de la technique ancestrale, reptilienne, du prédateur qui aurait pour seul but d’épuiser sa proie, post après post. Fort heureusement les adeptes de ces attaques répétitives, incessantes, anonymes souvent sous pseudos, sont vite identifiables mais il faut tout de même s’interroger sur un fait bien réel : quand on rencontre « dans la vraie vie » ces mêmes personnes, elles sont radicalement différentes, vont souvent aller moins loin. Je me souviens d’un de mes plus réguliers « posteurs » obsessionnels ; assis face à moi, dans ma permanence, il baissait les yeux, incapable de me regarder en face.

 

Se pose du coup la question de l’intérêt d’être présent sur ces réseaux où l’on se permet des phrases en solitaire qui ne sont pas possibles « dans la vraie vie ». On y est parce que les autres y sont. Parce que c’est l’époque. A tout le moins, on fait le choix parfois de ne pas permettre les commentaires, ou de ne pas répondre. On se fait taxer d’anti-démocrate ; mais quelle démocratie que celle d’un peuple où le respect, l’écoute, le dialogue ne sont plus là ? On ne peut que constater que cette émergence massive et radicale de ces nouvelles plateformes qui instaurent un échange inédit, indirect, décalé, sous le regard de tous, n’a pas favorisé – et de loin – les démocraties. Les autocraties n’ont fait dans le monde que gagner du terrain ; les despotes nouveaux ont vite apprivoisé un mode d’expression où la vérité n’est pas nécessaire, la manipulation par la fausse image, l’attaque mensongère et grossière ne sont pas immédiatement condamnables, voire peuvent recevoir le soutien d’adeptes aussi libres d’actionner les mêmes leviers. La fragilité des démocraties occidentales tient peut-être hélas aussi à ce délitement des relations humaines qu’a renforcé l’avènement des réseaux sociaux. On a cru à un échange renforcé, démultiplié. Il est en réalité de bien piètre qualité, faussé, et réveille les instincts les plus bas.

 

La politique s’est aussi, si on y réfléchit, bien plus pixellisée. L’image est partout, tout le temps. La bouille des politiques ne s’étale plus uniquement dans les journaux – où ce sont encore, dans bien des publications, les mots seuls qui prédominent, donc la pensée – mais elle défile en boucle sur les chaînes d’info en continu, par le biais des applications, sur les réseaux. Du coup, puisqu’il faut à l’image du spectaculaire pour emporter l’adhésion, l’emporter par l’impact sur la concurrence et la profusion d’autres images, on cherche le « buzz ». Pour cela il faut attirer l’attention, être radical, voire choquer. De cette logique relèvent toutes les pitreries aussi visuelles qu’auditives constatées à l’Assemblée et même en dehors depuis quelques années : brandissement de drapeaux, criailleries déchaînées, accoutrements inhabituels, radicalités telles que la vidéo marquante d’une tête de ministre filmée en ballon de foot écrasé. Et comme l’image fait vendre, et doit trouver son public, ceux qui y trouvent leur compte ne sont pas évidemment les plus nuancés des politiques, les plus modérés, mais de toute évidence les plus outranciers et les « gueules » les plus charismatiques à défaut d’être les plus humainement intéressantes. C’est une grave dérive. On ne voit guère de personnes se pencher sur cette réalité-là. Cela devrait être pourtant le sujet premier d’interrogation de tous ceux qui ont à informer, rendre compte de l’actualité politique. Quelle place pour la mesure, la pensée qui s’écarte a priori de tout effet spectaculaire obtenu par l’outrance et la radicalité ? Quelle place à la personnalité qui fait le choix, porte en lui l’apaisement plutôt que la démesure ? Le raisonnable peut certainement moins bien passer à l’image. En est-il pour autant dénué d’intérêt ?

 

On répondra « si l’extravagance, l’outrance est élue, alors elle a  bien le droit, comme tout autre, par la légitimité que l’élection lui confère, à une fenêtre d’exposition ». Le problème n’est pas tant cela que la primauté qui lui sera donnée en vertu de cette radicalité, de cette extravagance-là. Jusqu’où peut aller un politique en termes de manipulation, de « com » ? Un gamin de mon entourage, pas encore majeur, me demande un jour qui est l’humoriste qui fait rire ses copains sur les boucles, dont ils parlent tous, et qui « passe son temps à manger des bonbons et des sandwiches ». Je lui demande de me montrer l’humoriste en question pour lui donner le nom. Jordan Bardella…

 

Notre rôle d’élu, de citoyen c’est de ne jamais cesser de dénoncer ce type d’enrôlement de la jeunesse par l’image, le post, la vidéo marrante. C’est extrêmement dangereux en termes de dérive. Et là encore, on voit poindre l’interrogation : « Mais pourquoi vous n’y êtes pas là aussi ? ». Un jeune directeur de campagne m’incite, c’est logique après tout, à me mettre à la vidéo pour faire concurrence, aller sur ce terrain nouveau. On voit bien que même notre jeune Président a cédé à ces sirènes. On peut le comprendre. Il ne s’agit pas de laisser ces espaces aux seuls extrêmes. Voilà qui interroge pourtant. Faut-il nécessairement, pour être proche du peuple, céder à des pratiques qui ont tendance à sortir le politique de la décence, de la tenue, propres à la responsabilité de la fonction ? Je ne le crois pas. La raison voudrait plutôt qu’on sacralise quelque peu le périmètre du « politique ». Point trop d’émissions de divertissement – on se souvient de l’épisode d’un président de commission d’enquête chez Hanouna. Point non plus de politiques défilant à tout va dans les universités. Ce n’est pas leur place.  Il faut aussi, à tout le moins, que nos citoyens ne soient jamais dupes de ces procédés qui relèvent bien plus de la séduction que de la recherche de l’adhésion idéologique.

 

Une chose qui mérite d’être expliquée à nos concitoyens, c’est la façon dont certains élus vont pouvoir bénéficier plus que d’autres d’une médiatisation, en dehors des seules périodes électorales où là, l’égalité stricte prime. Il y a, à l’Assemblée, la salle des Quatre colonnes où se pressent les journalistes ; là évidemment, tout député peut s’arrêter pour réagir. Seulement il y a les attendus, ceux qui sont déjà bien installés dans l’univers médiatique, les chefs de groupe, les ex-ministres, les professionnels de « la phrase qui peut faire le buzz ». On entend aussi, plus souvent que d’autres, les « porte-parole » désignés par les groupes, ceux chargés de délivrer, proprement, sans écart aucun, les « éléments de langage » savamment transmis par les collaborateurs de groupe et surveillés comme le lait sur le feu. Pour le week-end, ce sont les Parisiens qui sont à l’antenne ; les provinciaux pendant ce temps, coupent des rubans, assurent leur présence lors des événements locaux. On nous contacte quand il n’y a personne. Il faut bien nourrir l’info en continu.

 

Il y aurait pourtant, très certainement, de l’intérêt à arrêter les uns ou les autres plus souvent, écouter ce qu’ils ont à dire, un peu plus loin de l’effet caricatural produit par la présence finalement très limitée d’acteurs politiques peu nombreux dans les médias et assez peu représentatifs des nuances qui parcourent pourtant l’ensemble des mouvements politiques et de la société. On découvre aussi en politique une pratique peu glorieuse et infaillible pour gagner en visibilité. Nombre de fois des informations pourtant données comme « confidentielles », dans des réunions « à huis-clos » où seule la présence des députés est possible, « fuitent » dans la minute qui suit, même au cours des réunions en question, dans la presse. Il paraît que c’est là un super moyen pour s’assurer une interview, se « mettre dans la poche des journalistes ». Du point de vue de la déontologie et de l’exemplarité on repassera. C’est infâme. `

 

Autre moyen de faire parler de soi, pas plus brillant hélas : choisir un sujet « bankable », propre à faire pleurer dans les chaumières – les viols, les violences sur mineurs, le harcèlement, la stigmatisation de la différence. Tous sujets justes et qui méritent bien évidemment l’attention publique. Mais tous aussi sujets à toucher l’auditeur, puissant facteur de persuasion. Dans le triptyque d’Aristote, Quintilien et les autres sur l’art rhétorique, c’est « movere », émouvoir, les deux autres voies à emprunter pour un orateur étant « docere », instruire et « placere », plaire. Certains saisissent vite cela et n’hésitent pas à centraliser une belle partie de leur communication sur ces sujets. D’autres vont préférer travailler un peu plus à l’ombre ces thématiques, pour ne pas paraître en tirer profit. C’est tout à leur honneur je crois.

 

On croise malgré tout, et c’est une bonne nouvelle, de très belles personnalités en politique. Je trouve, hélas, qu’il s’agit trop souvent de ceux qu’on qualifie un peu vite de « seconds couteaux » ; ils sont peut-être moins attirés naturellement par la lumière, parfois au-delà de l’âge requis pour encore s’imaginer une énorme carrière, mais pourtant pas dénués de belles qualités humaines qui font vite comprendre ce qui a pu les faire réussir, au-delà de la conjonction des éléments – couleur politique, profil, ancrage – qui vient jouer un rôle très souvent de premier ordre dans l’issue d’une candidature. Il se dit qu’en politique on n’a pas d’amis ; cela n’est pas vrai mais il faut bien les choisir, car ils sont rares, et on n’est pas à l’abri de mauvaises surprises quelques fois, quand celui, celle à qui on avait accordé sa confiance, nous la retire soudain, sans plus d’explication que cela.

 

J’ai gardé le souvenir cuisant d’un verre de champagne partagé avec une secrétaire d’Etat, ravie d’avoir fait passer mon amendement… mais qui, lors d’une seconde lecture, sous l’injonction du ministre au banc, l’avait fait sauter, reprenant l’exact contraire de l’argumentaire soutenu en première lecture. Vachard. C’est un apprentissage rude lorsqu’on est d’un métal forgé par les valeurs de franchise et d’honnêteté. On finit par s’acclimater et n’être plus surpris par rien. Mais que c’est déstabilisant parfois.

 

La dureté de l’univers politique est loin d’être ignorée du commun de nos concitoyens. Pour les néophytes arrivés là un peu sans trop connaître le terrain, l’entourage s’inquiète bien vite, et à raison, des répercussions que ça pourrait avoir. Quand on commence « en bas », maire d’un village par exemple, on peut se sentir plus à l’abri. Loin des réseaux sociaux, loin de la cage aux lions parisienne.           Plus apprécié. La fonction attire de moins en moins pourtant, car les faits d’agression se multiplient, le respect dû à la fonction n’assurant plus une garantie tous risques. « A portée de baffes » dit-on. C’est un facteur important de moindre attractivité pour ces postes pourtant clefs au sein de nos démocraties. Ça rejoint la problématique d’un délitement qui se généralise de la qualité des relations humaines.

 

On voit en parallèle que, l’innovation informatique aidant, l’intelligence artificielle, un nombre croissant de tâches auparavant accomplies par des hommes sont désormais à la charge des citoyens eux-mêmes : plus besoin de se déplacer à la banque, il y a les opérations en ligne ; en mairie, on s’inscrit soi-même pour la déchetterie, la cantine ; on vérifie soi-même sa situation fiscale, on demande par des formulaires son acte d’état civil. Formidable progrès…

 

Toutefois, il faut bien dire que toutes ces démarches requièrent une expertise qui échappe pour partie à nos concitoyens. La génération des quadras, quinquas, qui n’a pas immédiatement grandi avec l’écran, s’y adapte plutôt tant bien que mal, avec une maîtrise fluctuante selon les individus, mais passe aussi une grande partie de son temps à accompagner les générations précédentes – les parents voire grands-parents – ou des proches moins armés, à faire avec eux leurs démarches qui se multiplient.

 

Si jamais un octogénaire a pu réussir à force de « s’y mettre » à maîtriser les bases du tapotage et de la navigation sur Internet, il se retrouve souvent perdu avec les nouvelles sécurisations sorties de cerveaux qui baignent toute la journée dans les arcanes de la programmation digitale : pour valider une opération, vous allez recevoir un SMS sur votre portable, SMS qu’il faut savoir ouvrir, dont il faut récupérer le code avant de le taper sur l’écran et s’apercevoir qu’une double sécurisation est requise grâce à un autre code qui, cette fois, vous arrive par mail… ce qui nécessite que vous ayez la maîtrise de l’ouverture d’une boîte mail qui se fait par un mot de passe, bien noté dans votre petit carnet, et que tous vos appareils soient chargés, fonctionnels, et à portée de main. Vous avez perdu l’octogénaire, bien évidemment.

 

Récemment, lors d’un reportage sur le service public, un élu d’un village déplorait qu’une voiture électrique mise à disposition des habitants ne rencontrait pas le succès escompté auprès des populations qui auraient eu le plus besoin de ce mode de transport : en cause, l’incapacité des plus anciens et de certains précaires à comprendre comment télécharger l’application requise et s’en servir.

 

A cela il n’y a qu’une réponse, offrir à ceux qui sont concernés par la fracture numérique, ou bien des relais capables de faire pour eux les démarches – au sein des maisons France Service par exemple, des mairies aussi – ou bien des solutions alternatives : la vieille méthode papier/stylo/interlocuteur doit pouvoir toujours rester possible. Peut-être qu’il n’y aura pas les économies de personnel voulues à la clef, mais c’est un enjeu d’inclusion essentiel…

 

Il est urgent aussi que les ingénieurs en charge des innovations numériques, jeunes, bardés de diplômes, aient en permanence à l’esprit l’idée de faire simple, accessible. Pourquoi est-ce à l’usager de protéger ses opérations via une pléiade de codes, de mots de passe. Pourquoi l’outil lui-même ne contient pas dès la conception une forme de sécurité interne qui ne nécessiterait pas cette complexification croissante des tâches ? Il faudrait aussi se pencher sur le problème des évolutions constantes des plateformes, des sites les plus basiques ; l’usager s’adapte à un usage, se familiarise au cheminement nécessaire pour accomplir ses démarches quotidiennes et, tout à coup, va se retrouver perdu car ce n’est plus pareil, ça ne marche plus… Combien de fois alors un proche est appelé au secours, regarde ce qui se passe et constate simplement auprès de l’autre, perdu, que la plateforme a évolué ? Notre quotidien a basculé avec cette nouvelle ère. Combien, sommes-nous parfois à nous échiner une heure durant devant un ordinateur à essayer de faire un achat, un changement de propriété de véhicule, une déclaration qui, on n’arrive pas à en trouver la cause, ne passe pas ? Il y a là sans doute certaines frustrations, un malaise vécu par une partie de nos concitoyens. Prendre une enveloppe, envoyer un courrier avait au moins l’avantage d’être accessible au plus grand nombre. C’est moins le cas avec l’ère numérique. Le progrès est au final, somme toute, relatif.

 

Et l’avènement du monde « dématérialisé », qui pose désormais, via l’intelligence artificielle, la question de la distinction entre ce qui est produit de la seule intelligence humaine et ce qui est produit par la machine via la compilation rendue possible de millions de données, n’est pas sans interroger aussi sur l’impact en cours et à venir sur notre environnement. Le numérique absorberait aujourd’hui 10% de l’électricité mondiale, représente en 2023 près de 4% des émissions de CO2 de la planète. La pente est croissante, voire exponentielle, et du point de vue de l’utilisation des matières premières et métaux rares, le défi est immense. Certains prévoient qu’on pourrait extraire dans les trente prochaines années autant que ce que l’humanité toute entière a extrait jusque-là. Est-ce seulement tenable à l’heure où, année après année, le constat du réchauffement, du prix écologique associé aux orientations prises au fil du temps par l’homme, se font plus tangibles ? Bien entendu, nul ne remet en cause les prodigieux effets produits par cet avènement. Le GPS est un bonheur quand on a connu les cartes routières étalées dans l’habitacle de la voiture ; l’anéantissement des distances qui rend possible l’opération par un chirurgien d’un patient situé à l’autre bout du monde est spectaculaire, etc… Malgré tout, il ne s’agit d’être béat non plus. Cette révolution mérite d’être interrogée encore et encore, faute de quoi, nos lendemains pourraient déchanter.

 

Or, ce désenchantement est assez caractéristique de l’époque. L’horizon de paix qui s’est ouvert après la décolonisation – nos anciens combattants restent dans l’inconscient collectif ceux de l’Algérie, ceux qui quittent progressivement la scène – s’est brusquement dissipé avec la guerre aux portes de l’Europe, destructrice, barbare, de l’autocrate Poutine faite aux frères ukrainiens. L’extrême-droite s’est engouffrée dans la brèche lors du dernier scrutin, pointant stratégiquement les milliards d’aide versés à l’Ukraine quand ils pourraient être utilisés « ailleurs ». Cette partie de l’échiquier politique surfe sur l’individualisme grandissant qui fait que des secteurs en crise ont pu aisément s’identifier à ce vaste et flou « ailleurs » et croire à la thèse absolument fantaisiste de cet argent détourné à mauvais escient vers l’étranger plutôt que vers eux, « ceux qui paient des impôts ». Elle surfe aussi sur la peur pour la jeune génération d’un enrôlement de soldats progressivement perçu au fil des décennies, et avec la fin du service militaire obligatoire, comme parfaitement caduque et inenvisageable. Il y en a eu de ces électeurs qui n’hésitaient pas à aller donner leur voix à l’extrême-droite, pourtant bien peu pacifiste par son origine et ses orientations, « parce que nos gamins n’ont rien à faire en Ukraine ». Habile manœuvre qui, comme c’est de coutume pour ces mouvements extrêmes, joue sur la peur pour glaner des voix.

 

L’autre peur agitée jusqu’à plus soif par les mouvements d’extrême droite est celle de la perte d’identité, la guerre civilisationnelle, qui ne peut que prendre sur des Français que les barbaries terroristes de 2015 ont profondément et pour longtemps marqués. La stratégie a d’autant plus d’impact que l’extrême-gauche, dans sa dérive tout aussi délétère, peut paraître défendre l’indéfendable, par clientélisme, dans son ambiguïté parfois assumée face aux communautarismes et séparatismes. On peut s’interroger des heures durant face à la progression constante du Rassemblement national scrutin après scrutin. La réalité de la femme revêtue d’un voile intégral, qu’on croise de plus en plus souvent jusque dans nos petites villes et nos villages, est très certainement un facteur très fort de mobilisation vers ce vote.  Pas la peine de chercher plus loin. Et quand bien même les électeurs vivent dans une zone tranquille, dénuée d’insécurité et bien loin de subir au quotidien des conséquences réelles de ce communautarisme accru.

 

A l’autre extrême, on joue sur la peur du déclassement, les dérives incontrôlées de l’hypercapitalisme, le sentiment sur lequel on joue en permanence qu’ « il y a de l’argent », qu’il est capté par quelques-uns au détriment du plus grand nombre. Revers d’un même jeu sur la peur, d’une stratégie qui aboutit pareillement à dresser les uns contre les autres sans souci de la cohésion d’ensemble, sapée en permanence. Si le partage de la valeur créée, la péréquation générale doivent toujours aboutir à ce que les plus forts, les plus puissants, soient toujours amenés à prêter assistance aux plus fragiles, aux moins bien dotés, par la naissance ou la vie – c’est le principe de base de nos politiques publiques, quand même redistributives quelles que soient les majorités en place – la caricature omniprésente dans les discours au point d’en être ridicule est un symptôme bien inquiétant pour notre démocratie.

 

Ainsi, sans même un regard sur le parcours, la situation financière réelle, vous voilà classé : vous êtes riche. Et donc incapable de parler de justice sociale. Et donc incapable de comprendre la situation du « peuple ». Les orateurs de ce bord sont parfois, très concrètement, de ceux qu’on appelle « grandes fortunes ». Qu’importe !  Ils tiennent un filon inépuisable. Le sentiment que c’est le seul vote utile pour en avoir plus dans son portefeuille à la fin du mois. Il y a bien le spectre lointain de la dette publique et du déficit français qui se creuse. Mais cela, c’est du théorique, du fictif, un compteur qui défile mais qui ne se manifeste pas autrement que sous la forme d’un nombre abyssal, difficile à appréhender comme le budget national et ses 492 milliards. On parle aux Français de concret : plein de gazole, d’essence, prix de la baguette, montant des impôts. Autrement plus efficace. On peut le comprendre… Les moins dupes néanmoins savent bien que malgré tout, l’argent ne s’invente pas et que, grosso modo, l’on ne peut guère dépenser au-dessus de ses moyens : quand on donne d’un côté, on reprend d’un autre et, au final, la recette reste la même et la contribution des concitoyens toujours à peu près du même ordre. Qu’importe ! La démagogie de cette sorte a de beaux jours devant elle alors que ne cessent de s’accroître les déficits et que l’instabilité mondiale fait faire le yoyo à l’inflation.

 

Quelle est la voie, dès lors, pour redonner du crédit à la politique, sans démagogie extrême ? Eh bien, sans doute faut-il plus que jamais tenir un discours de vérité, le seul qui soit tenable, de loyauté, que doit impérativement appuyer l’éclairage de journalistes indépendants qui aient à cœur que le citoyen puisse faire le choix de son bulletin le mieux éclairé possible. On a besoin de retrouver des interviews au niveau. Pas la bouillie facile qui consiste à interroger systématiquement par la volonté de démonter, de contredire, d’emmener sur les chemins de la polémique, d’interrompre alors que l’intervenant a besoin de développer son argumentaire, d’expliquer. Et puis un citoyen doit pouvoir comprendre la réalité du fonctionnement de l’impôt national, l’impact que peut avoir le non-respect de la règle des 3% maximum de déficit. Aux journalistes d’expliquer cela. De faire de la pédagogie en permanence sur ces sujets pas simples. On a besoin d’eux. A l’heure de la post-vérité, plus que jamais… Lors d’un débat avec des Gilets Jaunes, j’avais été frappée par l’attaque systématique, sans nuance, de l’impôt sans que jamais mes interlocuteurs ne paraissent se souvenir de ce à quoi pouvait servir ces prélèvements : scolarisation gratuite, frais de santé pris en charge, droit à la retraite. Il faut aussi savoir être vrai même lorsque l’interlocuteur est influent, puissant.

 

Tout le monde constate, sait, qu’il y a un problème d’inégal accès à un médecin sur notre territoire. D’accord le problème de pénurie est global ; le recrutement dont on avait besoin n’a pas été suffisamment anticipé. Il faut attendre de voir les résultats dans dix ans du numerus apertus. Le message est bien passé, répété et répété, sur toutes les chaînes, par tous les acteurs.

 

Seulement, sur le terrain, la réalité c’est qu’on a plus de difficultés trouver un médecin dans le nord Mayenne que lorsqu’on habite La Baule ou Biarritz. Il est plus compliqué d’accéder à un médecin en Seine-Saint-Denis ou dans les quartiers nord de Marseille qu’à Paris ou Marseille « centre ». Les politiques font pour la plupart l’autruche ; pourquoi ? Pas question de mettre les internes en grève. En plus, les internes, c’est souvent le fils, le neveu, le cousin.

 

Je n’ai pas ce problème. Par conséquent pas la même appréhension. J’ai par contre le souvenir d’un homme venu me voir en « simple citoyen ». Sa question : « Sur Doctolib, j’ai regardé dans les Pyrénées-Orientales pour un kiné : 400 réponses. En Mayenne, 4. Pour 3 des 4, aucun nouveau patient possible. Aucun rendez-vous avant trois semaines pour le dernier. Je fais comment ? ». On ne peut rester sourd à cette vraie détresse.

 

Voyons ce qu’on peut faire, avec les médecins ; on a besoin d’eux, pour répondre à la demande parfaitement légitime de toutes ces zones pas ou peu attractives. Il y a de très belles idées, telle celle de « Médecins Solidaires » qui se déplacent ici ou là une semaine pour pallier le manque. Pourquoi l’ensemble des jeunes médecins ne réfléchit pas à ce genre de volontariat, d’engagement ? Voilà qui redorerait leur image et donnerait un sens incroyable à leur vie. J’ai eu du mal à 22 ans, professeure transbahutée à l’autre bout de la France, dans une région où le chômage dépassait les 30%. Je n’ai pourtant jamais regretté.

 

Les Jeux Paralympiques ont commencé. Chacun espère retrouver la brise bienfaitrice qui a soufflé sur la France pendant la quinzaine olympique. On l’entend partout : que c’était bien cet été sans politique, sans déchirement, une parenthèse enchantée dans un contexte incendiaire depuis l’éclatement constaté suite à la dissolution de l’Assemblée. Depuis, la feinte – comme en contiguïté des terrains de sport – s’est faite une place centrale au cœur des actualités quotidiennes. On feint d’avoir gagné des élections quand la coalition formée tout récemment n’atteint que le tiers des sièges ; on feint de pouvoir éclater le bloc  de gauche qui se fait et défait au gré des scrutins, au nom de l’intérêt général alors que les municipales à l’horizon rendent la chose impossible ; on feint de vouloir travailler pour les Français mais sans faire le moindre mouvement pour entrer dans une coalition, seule voie possible pourtant alors qu’aucun groupe politique n’a à lui seul une majorité absolue, ou à tout le moins s’en approche.

 

A cette situation imbroglionesque, jamais vue sous la Vème République puisque nous avions connu des cohabitations mais s’appuyant à chaque fois sur des majorités absolues dans l’hémicycle, quelle voie de sortie sinon l’engagement de personnalités au-dessus de la mêlée qui renonceraient pour ainsi dire à l’étiquette partisane pour simplement écrire un programme à partir d’une feuille blanche ? Enfin d’une feuille blanche pas tout à fait. Simplement issue de ce qu’on sait – personne ne l’ignore – des grandes attentes de nos concitoyens : accès plus égalitaire à la santé, école qui corrige un peu mieux les inégalités, économie qui protège tout autant les entrepreneurs que les salariés, fins de mois gérables pour ceux qui travaillent ou ceux qui sont en situation de handicap ou à la retraite, pays qui intègre mieux ses immigrés et écarte les fauteurs de trouble, justice plus rapide et efficace. Et puis la lutte contre le réchauffement. Sujet devenu consensuel fort heureusement alors qu’il semble déjà être trop tard.

 

Il faudrait alors que les partis jouent le jeu de ce gouvernement d’exception, en place jusqu’à la prochaine campagne présidentielle, pour que simplement, conformément à l’article 5 de notre Constitution il y ait « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et « continuité de l’Etat ». Un fonctionnement difficile certainement, avec des aboutissements législatifs certainement compliqués à prévoir, l’éclatement restant bien présent à l’Assemblée. Mais un fonctionnement malgré tout, au moins jusqu’à la prochaine présidentielle.

 

Est-ce que les Français auront en quelque sorte retenu la leçon et mieux compris ce qu’est l’importance pour un président de la République soit de disposer d’une majorité réelle, soit de s’appuyer sur un gouvernement d’opposition qui bénéficie aussi clairement d’une majorité ? Ils la connaissent par cœur la leçon. Simplement ils ont chacun cru, à l’issue du scrutin de juillet, que sortirait du chapeau cette fameuse majorité ; il n’en fut rien – trois blocs et des poussières, mauvaise pioche.

Voilà qui risque dans tous les cas de favoriser encore le vote à l’extrême-droite au point où nous en sommes, surtout si « l’arc républicain » de 2027 s’appuie sur une multitude de candidatures face à l’unique troisième candidature de l’héritière du Front National.

 

Incroyable assemblage quand on y pense ce qu’est devenu le parti de Jean-Marie Le Pen. On y croise ceux qui l’ont constitué à l’origine, parfois des catholiques traditionnels intégristes, terriblement conservateurs et avec des positions anachroniques sur l’IVG, la tolérance à l’amour homosexuel. Ainsi une sexagénaire clairement habillée en bourgeoise nous lance à la figure, alors qu’on est en campagne : « Vous n’êtes qu’une sale bande de pédés ». Ravissant ! Parfois aussi des profils d’anciens militaires encore marqués par l’épisode algérien, hostiles à tout ce qui peut évoquer le Maghreb. Des partisans de l’ordre, de l’autorité, au point qu’ils adulent l’autocrate russe. S’y retrouvent aussi d’anciens gauchistes, déçus par leur parti, et qui adhèrent à la fibre prétendument sociale de l’extrême-droite, quand bien même ses fondateurs ont grandi dans un château. Plus bizarre encore, sont admis des homosexuels, des personnes issues de l’immigration, enfin tous ceux dont l’image peut servir à blanchir la colombe et faire oublier l’idéologie à l’origine de la fondation du Front National. Baroque. Unité nationale de pacotille assurément et qui se briserait au moindre souffle.

 

Le plus grave c’est que l’idée se répand qu’il ne sert à rien de rappeler l’histoire du mouvement, de tenir une position morale face à l’extrême-droite, que ce serait contre-productif. Pas si sûr. Ce n’est pas parce qu’une partie des électeurs n’est plus suffisamment armée en termes d’Histoire justement, qu’il faut renoncer à l’expliquer. « Docere », instruire, voilà bien le plus noble des objectifs que peut déployer l’orateur, et il a la noble tâche de montrer encore et encore ce que recouvre le curieux rassemblement de colères, improbable, que constitue l’extrême-droite, attrape-tout de toutes les formes de mécontentement.

 

Un électeur croisé sur un marché m’a particulièrement marquée. Il m’explique, ni une ni deux, qu’il sait bien pour qui il votera parce qu’un maire avait refusé de marier sa fille à 15 heures ; le mariage avait dû avoir lieu le matin. « Depuis, je sais où je vote ». Etrange et délirante justification d’un vote pourtant potentiellement lourd de conséquences.

 

L’enjeu démocratique se joue précisément à ce niveau-là : faire baisser le vote « de colère », l’abstention aussi qui tient du même ressort, pour redonner l’envie d’aller vers, un vote d’adhésion, non pas en fonction de sa situation personnelle, l’intérêt qu’on pourrait y trouver individuellement, mais dans la seule optique de l’intérêt général, d’une nation plus unie. C’est de former des citoyens qui soient d’abord forgés par les valeurs de solidarité, d’humanité, qui doit être absolument l’objectif premier de toute politique publique. Avant tout autre. Comme un préalable indispensable au contrat social de la Nation.

 

Quand on s’interroge sur ce qui peut aboutir à ce citoyen qui se comporte humainement tout au long de sa vie, il y a de toute évidence l’importance du premier entourage, familial, d’un enfant, l’exemple qu’il peut suivre, la transmission par un proche, un professeur de ces valeurs. Si l’on ne choisit pas sa famille, c’est bien le rôle de l’Etat de répondre aux carences quand elles existent de ce point de vue. Quel intérêt de laisser un enfant grandir dans un terreau dont il ne pourra rien tirer ? Parfois, il est bien préférable de ne conserver que le lien de filiation avec les géniteurs, mais de faire éduquer l’enfant par d’autres, qui seront de bien meilleurs tuteurs. C’est l’objectif des placements. On ne souligne peut-être pas assez, on ne valorise pas suffisamment – peut-être parce que la fonction est très féminisée – ces engagements-là, si essentiels pour un pays.

 

L’actualité récente a pu faire dégringoler de leurs trônes dorés de belles incarnations d’humanisme, tel Nicolas Hulot, soudain déchu de sa place parmi les personnalités politiques préférées des français, tel l’abbé Pierre, adulé, respecté, et soudain dépeint comme le mauvais acteur d’une série noire inimaginable. Les chemins qui mènent à l’action humaniste sont divers. Est-ce que les travers mal gérés de ces hommes ont pu les amener justement à les dissimuler sous un vernis d’altruisme et d’engagement ? Les âmes sont complexes. Cela n’enlève rien à ce qu’ils ont pu accomplir de positif dans leurs vies ; cela ne les exonère en rien de leurs responsabilités devant la Justice.

 

L’objectif toutefois de permettre à un maximum de citoyens d’emprunter un chemin le plus droit possible, le plus altruiste, le plus pacifique, reste néanmoins l’essentiel. En parle-t-on assez dans le dédale sans fond de discours techniques assez inaudibles pour beaucoup de nos concitoyens ? On aurait intérêt à rappeler ces évidences parfois. A force de se complexifier, nos sociétés se perdent en arguties qui n’ont plus parfois ni queue ni tête pour personne. On perd de vue l’essentiel.

 

Or, il y a des voies pour transcrire en action cet essentiel ; l’assistance aux familles, les meilleures pistes à leur montrer ; les familles d’accueil quand la famille n’est pas en capacité d’éduquer ; l’école on l’a dit, le soutien premier, primordial aux enseignants ; un environnement en société qui facilite cette éclosion-là. Est-il normal, par exemple, que nos jeux vidéos, nos films et séries, mettent aussi souvent en scène des meurtres ? Si on imagine un instant nos animaux domestiques en capacité de regarder des vidéos, que penserait-on de nos bêtes qui regarderaient en boucles des chats se faire tuer par des chats, des chiens par des chiens ?

 

On nous dit, lorsqu’on fait la remarque aux instances dirigeantes des médias, que le public adore cela. On n’en doute pas un instant. L’audimètre. La nature humaine, incorrigible. On peut comprendre au vu des enjeux financiers.

 

Quel impact toutefois sur les dernières générations, les Y et surtout Z ? J’ai eu la chance d’avoir une enfance tout à fait préservée de ces excès. Le « policier », c’était Columbo, Véronique Genest, un genre très sage, bien identifié ; un soir, le vendredi, à la rigueur deux fois par semaine. Aucune violence ou presque dans les journaux télévisés. Seule la fin sinistre des Ceausescu m’a marquée… J’avais dix ans. Pour le reste, c’était tendre et édulcoré. Peut-être pas tout à fait conforme à la réalité crue de la vie, mais chaleureux, sympathique, protecteur. Il faut à tout le moins s’interroger sur le message qui passe auprès de jeunes cerveaux quand défilent à longueur de leur journée, sur leurs écrans, des images de violence, meurtres, pornographie ou coups aussi divers que variés.

 

C’est bien à une orientation ferme en termes de formation civique, d’idéal moral, que doivent s’atteler nos politiques publiques. Cela aboutira peut-être – mais c’est un vœu pieux – à une classe politique nouvelle qui sera plus uniformément guidée par un altruisme véritable, authentique, plutôt que par l’appât du pouvoir et de ses apparats.

Trop d’affaires de repas dispendieux et détournements aussi inattendus que ridicules – la lingerie ! – jettent encore le discrédit sur l’ensemble d’une classe politique qui a besoin de retrouver son audience auprès du peuple. La confiance. Quand bien même ceux qui sont pris sont minoritaires, on trinque tous. La société dans son ensemble et par conséquent les plus fragiles d’entre nous.

 

Nous vivons assurément une époque d’individualisme exacerbé qui ne facilite guère les choses. Mais il faut imposer dans le débat cette impérieuse voie de réforme, si l’on peut dire, des cœurs. C’est par là que la France retrouvera son aura, et cette immense responsabilité qu’elle a d’être le pays des Droits de l’Homme. Nous en avons pleinement la capacité. Les Jeux Olympiques ont laissé entrevoir ce qui s’était perdu de l’esprit des Lumières. C’est ce chemin qu’il nous faut chacun emprunter à nouveau.